
Ira Robinson, Mervin Butovsky, eds. Renewing our Days. Montreal Jews in the Twentieth Century. Dossier Quebec series Montreal: Vehicule Press, 1995. 192 pp. $15.00 (paper), ISBN 978-1-55065-062-4.
Reviewed by Pierre Anctil (Departement d'histoire, Universite du Quebec a Montreal)
Published on H-Urban (October, 1997)
Complexites et brillance du judaisme montrealais
L'ouvrage qu'ont edite les deux professeurs de l'Universite Concordia constitue les actes d'un colloque qui a eu lieu a la Bibliotheque publique juive de Montreal en 1992, et qui s'intitulait: Tur Malka: Les Juifs de Montreal. L'evenement etait accompagne d'une exposition portant le meme titre, organisee dans le contexte des fetes et des activites celebrant en 1992 le 350e anniversaire de la fondation de Ville-Marie par Maisonneuve (l'exposition est devenue itinerante gr ce au reseau des maisons de la culture de la ville de Montreal).
L'idee etait de jeter un regard neuf sur la communaute juive montrealaise, et d'examiner sa contribution historique dans la cadre d'une societe et d'une ville dont la complexite sur le plan linguistique et culturel a peu d'equivalents en Amerique du Nord. Plus largement, les discussions et les echanges qui se sont deroules autour de ce theme de Tur Malka (la montagne royale en langue arameenne), ont aussi confirme l'interet nouveau que souleve l'histoire des Juifs de Montreal depuis quelques annees au Quebec et au Canada, et ont montre que des chercheurs de toutes les disciplines et de toutes origines culturelles et religieuses pouvaient y decouvrir un point d'interet commun.
Il faut bien comprendre en effet, comme le suggerent tres bien les editeurs, qu'il n'existe toujours pas d'histoire synthetique de la communaute juive montrealaise, pourtant la plus importante sur le plan de l'anciennete d'etablissement au Canada et la plus riche par sa structure institutionnelle et ses accomplissements artistiques. Dans une preface magistrale et fort importante, qui situe le lecteur a la fine pointe de la connaissance dans ce domaine, Robinson et Butovsky expliquent le rle majeur de cette collectivite judaique montrealaise dans le developpement de la societe quebecoise, d'autant que les Juifs ont ete les premiers non-chretiens a tenter massivement ,vers 1900, de faire souche au Quebec. Arrives a l'occasion d'une vague migratoire sans precedent en provenance de l'Europe de l'Est, et donc de langue maternelle yiddish,les Juifs ashkenazes ont d realiser tres tt qu'ils penetraient dans un monde montrealais o cohabitaient avec une evidente froideur deux communautes dites fondatrices, chacune enracinee dans une tradition religieuse strictement definie et concue sur des bases exclusivistes: les francophones catholiques et les Anglo-britanniques protestants.
Des leur arrivee au debut du XXe siecle, les immigrants juifs soulevent donc une question fondamentale a toute l'histoire canadienne et surtout quebecoise: est-il possible d'appartenir de plein droit a cette societe sans etre une personne animee de la morale et de l'ethique chretienne, c'est a dire n'appartenant pas a l'une des deux grands courants religieux de l'Europe des Lumieres. Partant de cette interrogation qui sera souvent percue comme un defi a l'ordre politique etabli, les Juifs de Montreal remettent en cause bien malgre eux tout l'edifice politique et consensuel qu'une longue negociation avait erige a Montreal entre tenants de la francophonie et de l'anglophonie. L'immigration juive, autant comme phenomene avere et observable que comme objet d'une perception mythique du judaisme, eut, pour les memes raisons, une influence majeure sur les modalites d'affirmation du nationalisme canadien-francais apres 1905. A ce titre, l'impact des Juifs montrealais fut sans aucune commune mesure avec leur poids demographique reel, et degagea une valeur symbolique et strategique tres forte toujours verifiable aujourd'hui.
Comme les editeurs de Renewing our Days le montrent amplement dans leur preface, et la plupart des auteurs d'articles en filigrane, de la vient de toute evidence la complexite et la difficulte qu'il y a a aborder l'histoire des Juifs montrealais, probablement la seule parmi les communautes judaiques de ce continent a s'inscrire dans une societe d'accueil selon une relation essentiellement triangulaire, et non pas binaire comme c'est habituellement la regle en Amerique du Nord. Robinson et Butovsky admettent aussi d'emblee, quoique de maniere moins explicite, que cette histoire juive montrealaise forme un champ d'etudes complexe et fascinant qui devra sans doute etre aborde en collegialite par des personnes amtrisant des facettes complementaires mais separees de la vie montrealaise. Peu d'individus en effet pourront atteindre a une egale connaissance des quatre langues, le francais, l'anglais, le yiddish et l'hebreu, et des trois traditions spirituelles necessaires au dechiffrage des fondements de la judeite montrealaise, sans compter les volets mineurs ou plus recents de l'arabite nord-africaine, de la Russie post-sovietique et de l'immigration israelienne.
Cette collaboration qui deja s'annonce incontournable et prometteuse, et que Robinson et Butovsky appellent de leurs voeux, sera surtout precieuse dans le cas du cte le plus ardu a parcourir de ce triangle, soit celui qui concerne la relation judeo-franco-catholique. Telle une hypotenuse en trigonometrie, les liens que francophones et Juifs yiddishophones forgerent pendant pres de cinquante ans a Montreal ordonnent l'ensemble et permettent d'eclairer le tout. Or, c'est souvent le sommet le moins compris des trois que comporte le triangle, et celui o se situent le moins de chercheurs polyvalents qui soient egalement a l'aise sur l'arete o se joignent deux univers a la fois tres differents et si semblables. Il reste encore beaucoup de chemin a parcourir avant qu'une image bien nette de ces rapports specifiques n'emergent. Les prefaciers de Renewing our Days par exemple ont de la difficulte a percevoir la rupture tres nette et tres ancienne entre la France et le Quebec francais, qui remonte au debut du XIXe siecle, bien avant que les Juifs ne se trouvent en nombre suffisant a Montreal. Il en est de meme pour ce qui concerne les rapports souvent diffus entre Rome et l'Eglise franco- quebecoise.
Ainsi, il est tout a fait incorrect d'invoquer la memoire de l'Affaire Dreyfus, sous la IIIe Republique, pour expliquer le mordant de l'antisemitisme au Quebec au moment de la grande migration yiddishophone, ou l'influence d'auteurs francais comme Maurras ou Drumont. Ces evenements et ces personnages ne furent connus et apprecies que d'une infime minorite de lettres francophones a Montreal, et ne peuvent figurer comme le moteur principal de l'hostilite a la presence juive dans la ville. De meme, les ecrits et les opinions de Lionel Groulx et consorts ne sauraient etre evoques a tout coup comme des facteurs explicatifs majeurs et definitifs de la judeophobie des Canadiens francais au XXe siecle. Le fosse entre les classes instruites et les clercs reste en effet beaucoup trop marque dans le Quebec francais d'avant la Revolution tranquille pour que ces derniers aient pu exercer un ascendant dominant sur les masses laborieuses francophones, soumises par ailleurs a des courants exogenes anglo-americains d'importance.
Ces erreurs d'appreciation que l'on retrouve frequemment sous la plume d'auteurs d'origine juive ont leur pendant chez les chercheurs formes dans le giron du monde universitaire francophone, qui le plus souvent ont rarement eu l'occasion de developper des rapports suivis avec des adherents du judaisme, et qui se meprennent par exemple sur les causes qui motivent l'existence d'une reseau institutionnel juif separe a Montreal. Les stereotypes habituels et steriles qui bloquent la voie a une connaissance en profondeur de la judeite n'ont pas tous ete balayes de la place dans les milieux francophones, et le peu de amtrise d'une ou des langues juives reste une difficulte majeure qui limite l'acces a la sensibilite particuliere a ceux qui faconnerent l'histoire juive montrealaise ou canadienne. En fin de compte, la compartimentation ethnique et le cloisonnement religieux qui furent le lot de toutes les communautes en ce siecle a Montreal ont laisse des traces dans le paysage urbain, et privent toujours la majorite demographique des liens humains qui auraient rendu plus facile une apprehension de la realite et de l'experience juive, pourtant toute proche dans la ville.
Robinson et Butovsky terminent leur introduction en touchant du doigt l'enjeu fondamental auquel est confronte le judaisme montrealais et par la le Quebec tout entier, soit les perspectives de regeneration de la communaute dans une ville et au sein d'une societe qui a vu emerger pour la premiere fois, il y a une generation ou deux, un projet de societe trouvant sa racine dans l'affirmation de la francophonie. Ce sont la, a l'echelle planetaire des preoccupations que partagent de nombreuses autres collectivites juives, elles aussi confrontees a des reorientations de grande envergure nees de la transformation rapide de regimes politiques autrefois juges tres stables. Le cas quebecois a ceci de particulier toutefois qu'il s'incarne dans un contexte nord-americain peu touche jusqu'ici par ce genre d'interrogations de nature plus politique, et au sein duquel les populations juives ne ressentent en general pas d'urgence en la matiere.
En fin de compte, les Juifs quebecois posent la question fondamentale de savoir si le Quebec se definira comme une societe ouverte sur le monde, accueillante face aux differences de culture et de religion telles qu'elles s'expriment en son sein, et capable de se concevoir en une pluralite de formes et d'expression. De la reponse a ces preoccupations dependra la vitalite de la presence juive a Montreal et l'originalite de sa contribution, autant pour ce qui est de son environnement immediat que pour ce qui touche sa place dans le concert des communautes judaiques a travers la diaspora. De telles interrogations rejoignent bien sr toutes les composantes de la societe quebecoise, et au premier chef les citoyens qui sont porteurs de la culture majoritaire. Ils affectent toutefois d'une maniere unique les Juifs, que l'histoire recente et une longue experience diasporique ont souvent place a la confluence des enjeux identitaires et des debats portant sur la tolerance et l'alterite.
Renewing our Days temoigne avec force de la diversite interne de la communaute juive et de la multiplicite des themes qui ont affecte son devenir historique. On trouve ainsi dans l'ouvrage des textes sur l'application de la kashrout, sur le hassidisme montrealais, sur le judaisme d'inspiration marocaine et sur la ceremonie de la bat mitzva (majorite religieuse pour les filles) telle qu'elle est pratiquee dans certaines synagogues d'allegeance orthodoxe. Un volet de Renewing our Days porte aussi sur l'eclatante tradition litteraire juive dans la ville, qui prit son envol au XIXe siecle avec l'arrivee des premiers lettres de confession mosaique, et fut reprise dans differentes langues par chacune des vagues migratoires qui atteignit les rivages du Saint-Laurent. Trois articles sont ainsi consacres respectivement a A.M. Klein, Irving Layton et a quelques autres litterateurs ayant adopte l'anglais comme medium, ce qui constitue une excellente maniere d'initier le lecteur a l'imaginaire juif montrealais et a sa sensibilite a un contexte tout a fait unique, a la jonction des corpus litteraires anglo-canadien et franco-quebecois.
L'article le plus interessant du recueil compile par Robinson et Butovsky reste toutefois celui signe par Jack Jedwab, qui porte sur le dialogue judeo-chretien au lendemain de la Deuxieme Guerre mondiale a Montreal. Cette thematique s'articule a un moment crucial de l'histoire juive, tandis que l'on decouvre les horreurs de l'holocauste, et permet de saisir la profondeur et la sincerite des rapports que certains intellectuels francophones ont voulu instaurer avec leurs vis-a-vis juifs dans la ville. Le sujet est devenu depuis peu d'autant plus significatif que les exces et les abus de la periode precedente ont parfois semble deteindre, aux yeux de certains observateurs, sur les annees qui ont mene a la Revolution tranquille et aux grands bouleversement socio-politiques des annees soixante. Selon Jedwab, une prise de conscience a eu lieu au lendemain du conflit mondial au Quebec, aupres de quelques individus doues d'une perspective vaste pour ce qui est de la necessite de poursuivre et d'elargir le dialogue judeo-chretien initie lors de l'entre-deux-guerres.
Cette nouvelle tentative de rapprochement de la part de francophones, impliquant des personnes jeunes et dont l'influence serait determinante a plus d'un titre, marquait une rupture de taille avec la periode anterieure. Elle allait aussi sonner le glas du monopole que les clercs detenaient sur les relations judeo-chretiennes au Quebec, phenomene qui avait mene a des abus d'autorite tout a fait particuliers dans une societe o le clerge catholique pouvait s'accaparer toutes les tribunes intellectuelles importantes. Surtout, pour la premiere fois peut-etre, la communaute juive organisee, par la voix du Congres juif canadien, avait cherche activement a hausser la qualite et l'etendue des contacts entre les membres des deux communautes. Meme si, comme le rapporte Jedwab, aucun resultat concret majeur n'etait ressorti des discussions et des echanges conduits pendant les annees cinquante, et meme si l'epoque appaart retroactivement sous cet angle comme moins chargee politiquement que la ntre, force est de constater que sans ces premieres ouvertures le dialogue serait aujourd'hui bien plus ardu entre Juifs et francophones.
Le simple fait que l'on se preoccupe maintenant comme jamais auparavant d'ecrire et d'etoffer l'histoire juive montrealaise me semble en soi un signe tangible d'une plus grande confiance en la perennite du judaisme dans la ville de Maisonneuve. Certes, une meilleure comprehension des evenements du passe ne levera pas a elle seule tous les obstacles qui se dressent face a la minorite juive quebecoise. Il s'agit toutefois la d'un chantier auquel pourront et devront collaborer avec un egal bonheur Juifs et non-Juifs, un chantier qui ouvre des perspectives novatrices pour ce qui est de mettre en valeur l'enracinement seculaire de la judeite dans l'archipel montrealais et l'apport remarquable de ses adherents au sein de certains secteurs d'activite. Peut-etre est-ce la un timide debut de reponse aux inquietudes des deux compilateurs rapportees a la fin de leur preface, et qui ont sans doute guide leur demarche personnelle jusqu'a maintenant. Les jalons poses par Renewing our Days profiteront a n'en pas douter a tous ceux qui souhaitent penetrer plus avant l'histoire de la judeite montrealaise, ou qui voudront plus simplement en conantre les lignes de force.
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Citation:
Pierre Anctil. Review of Robinson, Ira; Butovsky, Mervin, eds., Renewing our Days. Montreal Jews in the Twentieth Century.
H-Urban, H-Net Reviews.
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