
Steven Laurence Kaplan. The Bakers of Paris and the Bread Question, 1700-1775. Durham: Duke University Press, 1996. 761 pp. $49.95 (cloth), ISBN 978-0-8223-1706-7.
Reviewed by Bernadette Angleraud-Dinten (Universite Grenoble I )
Published on H-Urban (May, 1997)
Steven L. Kaplan est specialiste de la question des subsistances dans la France du XVIIIe siecle. Question qu'il a abordee avec differentes problematiques dans plusieurs ouvrages: Le Complot de famine: histoire d'une rumeur au XVIIIe qui developpe l'impact psychologique et politique de l'approvisionnement en pain, Le Pain, le peuple et le roi ou il traite des relations entre le Roi et ses sujets sur la question vitale de l'approvisionnement en pain ou encore Les Ventres de Paris qu'il consacre au commerce des grains et de la farine. Apres avoir etudie les enjeux et determinants du commerce du pain dans le Paris du XVIIIe siecle, l^Òobjet de ce livre est d'apprehender de facon intrinseque la question de l'approvisionnement en etudiant son support, le pain, et ses producteurs, les boulangers. Denree vitale et sacralisee, le pain est au c'ur des structures du quotidien. Au XVIIIe siecle, l'essentiel de l'alimentation repose sur le pain, mais cependant aborder la question du pain uniquement en termes de dependance physiologique aboutirait a une analyse tres partielle car elle negligerait ce que S.L.Kaplan qualifie de "marque indelebile du sacre" (Prologue p.11) qui confere au pain un role qui transcende le quotidien: "il repete les grandes continuites, les transformations et les tensions du monde: creation et fertilite, reproduction et renaissance...unite et multiplicite...nature et culture" (Prologue p.11). D'entree de jeu, on comprend que l'auteur n'entend pas limiter son etude a des aspects strictement economiques.
C'est toute l'originalite et l'interêt de cet ouvrage, que d'allier une connaissance precise du marche du pain a une etude sociale de ses acteurs. Kaplan comble ainsi un certain nombre de lacunes relatives a la question. Les etudes sur la boulangerie au XVIIIe sont essentiellement de deux types. D'abord des travaux sur les corporations ou monographies professionnelles, la plupart entrepris a la fin du XIXe siecle ou dans les premieres decennies du XXe, tels L'Histoire des corporations de metiers de Martin Saint-Leon ( Paris 1922), ou Le travail en France, monographies professionnelles de Jean Barberet (Paris 1886). La profession y est etudiee en isolat, que l'on s'interesse au statut ou aux aspects techniques du metier. Le second angle d'approche des boulangers fut celui des etudes sociales menees dans les annees 1960-70 dans le cadre de monographies urbaines. L'analyse d'une societe urbaine du XVIIIe conduit a croiser des boulangers, ainsi en est-il des ouvrages d' A.Daumard et F.Furet Structures et relations sociales a Paris au milieu du XVIIIe (Armand Colin, Paris, 1961) ou de Maurice Garden Lyon et les Lyonnais au XVIIIe (Les Belles Lettres, Paris, 1970). Quant a la question du pain, elle emerge soit d'etudes economiques qui utilisent l'evolution des cours du ble et du pain comme marqueur de l^Òevolution economique soit d'etudes sur les consommations alimentaires (Cf. J.J.Hemardinquer, Pour une histoire de l'alimentation, Paris 1970).
Dans l'ouvrage de S.L.Kaplan, l'etude du groupe socio-professionnel des boulangers se nourrit d'une connaissance approfondie des rouages de l'approvisionnement en pain de la capitale au XVIIIe et des relations des boulangers avec les pouvoirs publics. Ainsi, plus qu'une analyse sociale, economique ou politique, ce livre propose une approche du Paris du XVIIIe siecle a travers le prisme du pain considere comme enjeu economique, politique et social, ce dernier enjeu s'exprimant par l'aura qui entoure le producteur de cette denree vitale et sacralisee. S.L.Kaplan definit son travail comme portant "sur les structures elementaires du quotidien, sur ce qu'on pourrait appeler d'un mot vague le normal ou le naturel, tout en jetant un regard aigu, quoique secondaire sur l'exceptionnel ou le surnaturel" (introduction p.33).
En puisant a des sources multiples, allant des actes notaries aux archives de police, en passant par les ecrits des contemporains sur le sujet, S.L.Kaplan aborde la question a travers trois themes: le marche du pain, la sociologie des boulangers et l'attitude des pouvoirs publics face au commerce du pain, qui s'exprime par la police du pain et des boulangers. Le choix de la periode 1700-1775 repond a des modalites pratiques et intellectuelles. La lourdeur du travail liee a la dispersion des sources pour l'Ancien Regime rendait irrealisable une exploitation supplementaire du corpus revolutionnaire. Par ailleurs, prolonger l^Òetude sur la periode revolutionnaire comporte le risque d'une etude de l^ÒAncien Regime a travers le prisme deformant de l'evenement final, a savoir la Revolution Francaise. Pour ces raisons, Kaplan a choisi d'exclure de son champ d'etude l'apres-Turgot.
La premiere partie porte sur le marche du pain et apporte un eclairage precieux sur l'acquisition par les Parisiens de ce qui est la base de leur alimentation. On disposait d'etudes sur les consommations, sur l^Òevolution des cours, sur l'impact politique du pain (revele notamment par les emeutes frumentaires), mais de tres peu d'elements sur la demande en pain et sur les conditions de l'echange. Kaplan montre que tout autant que la quantite c'est la qualite du pain qui importe, les Parisiens se montrant intransigeants sur la fourniture d'un pain blanc. Ces revendications, liees a une fierte parisienne et urbaine, debouche sur un vaste debat qui mobilise moralistes et hommes des Lumieres, les premiers denoncant le gout de luxe des Parisiens, les seconds s'interrogeant sur les qualites nutritives des differentes sortes de pains. S.L. Kaplan, en homme du fournil et apres divers sejours d'étude dans des boulangeries, decrit avec precision les differentes etapes de la panification, dont s'emparent les physiciens de l'epoque pour tenter d'introduire plus de technicite dans cette pratique ancestrale. Mais l'eclairage le plus novateur de cette partie porte sur les reseaux de distribution ou l'auteur montre la concurrence qui se joue entre la vente de pain sur les marches (nettement majoritaire) et dans les boutiques, opposant la corporation des boulangers aux forains. Il met aussi en evidence l'importance des reseaux de credit sur lesquels repose le commerce du pain, importance non seulement sur le plan comptable mais aussi social dans la mesure ou les sociabilites locales sont tissees dans ces reseaux relationnels.
La seconde partie est consacree a l'etude du corps des boulangers. Kaplan etudie les structures du metier avec la corporation et l^Òapprentissage. Ses conclusions rejoignent d'autres etudes (J.P.Hirsch, Les deux rêves du commerce: entreprise et institution dans la region lilloise, 1780-1860, Paris, Ed.de l'Ecole des hautes etudes en sciences sociales, 1991) pour renouveler l'approche des corporations, en s'emancipant des jugements negatifs portes par les liberaux de la fin du XVIIIe siecle. La corporation des boulangers fait preuve de souplesse et d'une relative ouverture, tout en jouant habilement le role d'intermediaire entre les maitres-boulangers et les pouvoirs publics. L'etude sur les garcons boulangers conduit l'auteur a analyser le fonctionnement de la boulangerie comme cellule de travail, ou chacun (garcons, boulanger, boulangere) 'uvre a l'entreprise collective, en etant specialise, pour les uns dans la production, pour les autres dans la distribution du pain. Deja au XVIIIe siecle, la boulangerie parisienne se caracterise par l'importance de ses entreprises, dont le niveau de production comme le nombre d'employes sont sans equivalent dans les villes de province, ou la boulangerie-type est une entreprise a trois : garcon, boulanger et boulangere.
Des garcons boulangers on passe aux patrons, dont S.L.Kaplan reconstitue les carrieres. Ces analyses sont d'un grand interêt car elles font emerger les conditions de l'etablissement a son compte, puis de la reussite de l'entreprise. Le reseau de parenteles, tout comme le mariage, jouent un role majeur dans le demarrage de l'entreprise, qui peut, pourtant, se faire hors du milieu corporatif dans des quartiers ouverts (faubourg Saint-Antoine) ou a la peripherie. Le mariage reste l'etape cruciale dans la trajectoire professionnelle des boulangers, tant sur le plan financier (alliance de deux patrimoines) que sur le plan pratique, la boulangerie reposant sur la necessaire collaboration entre l'homme, travailleur de nuit au fournil, et la femme qui tient la boutique durant la journee. Les competences professionnelles et les relations de l'epousee jouent alors un role majeur dans le devenir de l'entreprise. L'impact economique de l'alliance matrimoniale explique la forte endogamie et la formation de dynasties.
Malgre la reputation de richesse attachee a la profession, l'etude des fortunes montre que la plupart des boulangers se situent a un niveau moyen, seule une minorite parvenant reellement a emerger. Le succes ou l'echec de l'entreprise (auquel S.L.Kaplan consacre deux chapitres etudiant l'endettement et les faillites) peut s'expliquer par la gestion mais aussi par des criteres beaucoup plus insaisissables comme la reputation, qui au-dela de l'image attachee a la profession boulangere, se joue a l^Òechelle locale et exprime une relation de confiance entre le commercant, sa production, et sa clientele.
La derniere partie traite des relations des boulangers et des pouvoirs publics. Pour ces derniers, la question est envisagee sous l'angle du maintien de l'ordre, la satisfaction de la demande en pain (tant qualitative que quantitative) determinant l'esprit public. Ce souci impose un quadruple objectif a la police du pain : assurer aux consommateurs une quantite suffisante de pain, de bonne qualite, d'un poids correct et a des prix accessibles. S.L.Kaplan demele avec minutie les fils qui constituent la trame de cette relation ambigue, faite de suspicion en meme temps que de confiance mutuelle. En temps ordinaire, la police du pain joue un role de mediateur entre acheteurs et vendeurs, plutot que d'ordonnateur de la consommation. Son role consiste avant tout a veiller au maintien d^Òun seuil psychologique quantitatif et qualitatif dans l'approvisionnement de la capitale en pain. Les boulangers conservent donc une grande marge de manoeuvre, etant libres de fixer le prix que supporte la demande. Ce prix est le "courrant", expression de la loi du marche. Ce liberalisme prend fin en periode de crise, et la police du pain intervient alors pour fixer non pas une taxe mais un plafond repute inviolable et, eventuellement, pour reglementer les qualites de pains produits.
Les rapports entre pouvoirs publics et boulangers sont au c'ur du debat ideologique entre liberalisme et interventionisme, qui agite la France de la seconde moitie du XVIIIe siecle. S.L.Kaplan montre que, de facon contradictoire mais compensatoire, si le vent du liberalisme souffle sur le commerce des grains et de la farine, dans les annees 1760-1770, c'est au prix d'un renforcement du controle sur les boulangers parisiens. Quel que soit l'air du temps, la question du pain s'impose immanquablement, et conduit la police a orchestrer "une relation triangulaire de reciprocite et de suspicion, d'esperance et d'angoisse, de soumission et de rebellion" (p.593).
Au terme de cette etude passionnee et passionnante sur le marche du pain, son objet et ses acteurs, on ne peut que souhaiter des eclairages similaires sur d'autres periodes (contemporaine notamment) ou d'autres villes. La comparaison avec d'autres villes serait precieuse pour une connaissance plus generale du commerce du pain, dans la mesure ou Paris fait figure quelque peu d'exception tant au niveau des enjeux politiques qui pesent sur la Capitale qu'au niveau des structures socio-economiques qui tirent vers le haut le groupe des boulangers. De fait, même dans les grandes villes de province, les entreprises boulangeres sont de taille plus modeste, ce qui situe differemment les boulangers sur lechiquier politique et social.
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Bernadette Angleraud-Dinten. Review of Kaplan, Steven Laurence, The Bakers of Paris and the Bread Question, 1700-1775.
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